26. Exploits nocturnes de Diomède et Ulysse
De retour à leur camp,les principaux chefs grecs se réunissent dans la baraque d’Agamemnon. Ils se demandent ce que vont faire les Troyens le lendemain : vont-ils attaquer, à quelle heure et où ?
— Le seul moyen de le savoir, dit Nestor, serait d’envoyer cette nuit même, en reconnaissance, deux d’entre nous dans le camp troyen, pour surprendre leurs conversations.
Chacun approuve cette idée, et Agamemnon propose de désigner, pour cette dangereuse mission, Diomède le baroudeur et Ulysse le rusé. Malgré leur fatigue, ceux-ci acceptent. Ils s’habillent de vêtements sombres, s’enduisent le visage et les mains de suie, et se gardent bien de porter un casque ou une cuirasse, qui risqueraient de briller aux rayons de la lune et d’attirer l’attention des sentinelles troyennes. Pour toute arme, ils emportent chacun un poignard. Ils se mettent en route, vers minuit, en direction des remparts de Troie. À mi-chemin, alors qu’ils traversent un petit bois, il leur semble entendre des pas, venant à leur rencontre. Ils s’embusquent et voient passer deux soldats troyens, vêtus à peu près comme eux, qui se dirigent vers le camp grec. Par-derrière, Ulysse et Diomède bondissent sur eux, les immobilisent en leur mettant leur poignard sous la gorge.
— Ne bougez pas et répondez à nos questions, leur ordonne Ulysse, ou nous vous tranchons la gorge. Qu’allez-vous faire vers le camp grec ?
— C’est Hector qui nous envoie, pour espionner les Grecs.
— Où est Hector ?
— Il délibère, avec les autres chefs troyens, dans le temple de Minerve.
— Et où se trouve le temple de Minerve ? demande Ulysse, qui n’est jamais allé à Troie.
— C’est très simple, si vous entrez dans Troie par la porte d’Apollon, vous prenez l’avenue d’Apollon en face, et le temple de Minerve est dans la deuxième rue sur votre gauche. Vous ne pouvez pas vous tromper.
— Quel est le mot de passe qui nous permettra de franchir les postes de garde ? demande encore Ulysse,
— Le mot de passe, ce soir, est : « La belle Hélène aime le gai Pâris. »
Satisfait de ces renseignements, Ulysse se dispose à ligoter les deux Troyens, à qui il avait promis, la vie sauve s’ils parlaient. Mais le brutal Diomède, partisan des méthodes expéditives, ne lui en laisse pas le temps ; du tranchant de son poignard il égorge le premier et, du tranchant de sa main, il brise la nuque du second. Les deux rois grecs se remettent en route, parviennent à la porte d’Apollon, qu’ils franchissent sans encombre en criant le mot de passe et en se faisant passer pour les deux soldats troyens qu’ils viennent d’expédier dans l’autre monde.
Une fois dans la ville, cependant, les difficultés d’orientation commencent. Ulysse croit se souvenir qu’il faut prendre l’avenue d’Apollon, alors que Diomède affirme que les soldats troyens ont parlé de l’avenue de Neptune. De toute manière, le nom des avenues n’est pas marqué ou, si par hasard il l’est, c’est à une hauteur telle qu’on ne peut pas le lire. Une demi-heure après être entrés dans Troie, Ulysse et Diomède ont perdu tout espoir de jamais trouver le temple de Minerve ainsi que le chemin de la sortie. C’est alors qu’au détour d’une rue ils aperçoivent, à quelques pas devant eux, une passante, la première depuis leur arrivée. Ulysse presse le pas pour la rattraper et arrive à sa hauteur. Sachant par expérience que les gens à qui l’on demande son chemin s’avèrent presque toujours être des touristes étrangers qui ne connaissent pas la ville, il commence par lui demander poliment :
— Pardon, madame, est-ce que vous êtes d’ici ?
— Non, répond naturellement la passante en tournant la tête vers Ulysse ; et ils poussent alors ensemble une exclamation de surprise :
— Hélène ! s’écrie Ulysse.
— Ulysse ! s’écrie Hélène.
Dans l’esprit d’Ulysse, l’inquiétude succède immédiatement à la surprise : Hélène, qui l’a reconnu, ne va-t-elle pas dénoncer sa présence aux Troyens ? Mais il a tort de s’inquiéter. Hélène est une bonne fille ; en outre, elle a toujours eu un faible pour Ulysse. Elle l’embrasse affectueusement et lui demande ce qu’il fait, en pleine nuit, dans les rues de Troie. Pour une fois, Ulysse, pris au dépourvu, n’a pas le temps d’inventer un mensonge :
— J’espionne, répond-il simplement, en compagnie de Diomède que voici.
Hélène embrasse aussi Diomède et demande aux deux héros des nouvelles de Ménélas et des autres rois grecs.
— Ils vont tous bien, lui répond Ulysse, mais nous n’avons guère le temps de bavarder, Pourrais-tu nous indiquer où se trouve le temple de Minerve ?
Hélène, tout « en n’étant pas d’ici », connaît bien cette ville qu’elle habite depuis près de dix ans ; elle conduit elle-même Ulysse et Diomède jusqu’à la porte du temple et prend congé d’eux en leur recommandant de né pas commettre d’imprudences.
Au moment où, discrètement, Ulysse et Diomède pénètrent dans le temple, ils entendent Hector tirer les conclusions de la réunion qu’il vient d’avoir avec ses compagnons :
— Mes amis, dit Hector, nous avons tout lieu d’être optimistes. Privés d’Achille et de ses guerriers myrmidons, les Grecs ne peuvent nous vaincre. En outre, alors que nous pouvons tous les soirs nous replier derrière nos remparts et nous reposer en toute sécurité, le camp des Grecs n’est protégé par aucune défense. Nos ennemis ne peuvent donc dormir que d’un œil, dans la crainte d’une attaque nocturne, et ne tarderont pas à être épuisés. Ils seront alors à notre merci.
Sur ces mots, la réunion se disperse, les chefs troyens vont se coucher, et un silence profond tombe bientôt sur la ville endormie. Ulysse et Diomède sont restés seuls dans le temple. En face d’eux, éclairée par cinquante bougies, brille une superbe statue en bois poli de Minerve, appelée « le Palladion ». Les Troyens lui vouaient un culte particulier et croyaient qu’elle protégeait leur ville.
— Emportons la statue, dit Ulysse, et laissons un petit souvenir de notre passage.
Ils descendent la statue de son socle et, avec la cire d’une bougie, Ulysse écrit ces mots sur le socle de marbre : Avec les salutations d’Ulysse.
Mais, une fois sortis du temple, ils se rendent compte que la statue est lourde et qu’ils ne pourront pas à eux seuls la transporter jusqu’au camp grec.
— Allons voler les chevaux de Rhésus, suggère alors Ulysse.
Rhésus était un chef troyen, célèbre à cause des six chevaux blancs qu’il possédait, les plus beaux de toute l’armée troyenne. En se rendant au temple de Minerve, Ulysse et Diomède étaient passés devant le palais de Rhésus. Ils y retournent, pénètrent silencieusement dans les écuries où les six chevaux sont endormis. Pour les empêcher de hennir, Ulysse leur donne à chacun un picotin d’avoine, dans une musette qu’il attache à leur cou. Et, pour que le bruit de leurs pas n’éveille pas les gardes du palais, il enveloppe de paille les sabots de deux d’entre eux, qu’il attelle à un char.
Sortis du palais, Ulysse et Diomède montent dans le char, y dissimulent la statue de Minerve sous une couverture et ressortent sans difficulté de Troie, en répétant le mot de passe aux sentinelles. Puis ils retournent au galop à leur camp, où les autres rois grecs les attendaient anxieusement.
En les voyant revenir avec deux des fameux chevaux de Rhésus et avec le non moins fameux Palladion, Nestor s’écrie, admiratif :
— Vous êtes des dieux !
— De tristes dieux, répond Ulysse, morts de faim et de fatigue.
On leur prépare un bain tiède, parfumé de sels odorants ; on leur sert un gigot d’agneau rôti, arrosé de vin de Macédoine ; et les deux héros, se retirant dans leurs baraques, ne tardent pas à trouver, dans un sommeil profond, l’oubli et le repos.
Le lendemain, cependant, Ulysse se lève de bonne heure. Aux rois grecs assemblés, il rend compte des propos tenus par Hector.
— Nous devons, conclut-il, nous protéger contre une attaque surprise des Troyens en entourant notre camp d’un fossé profond et d’une palissade.
Sa suggestion, soutenue par Nestor, est adoptée par l’assemblée. Aussitôt, toute l’armée grecque se met au travail et, lorsque se termine la journée, le camp grec est protégé par un fossé de trois mètres de large et de deux mètres de profondeur, en deçà duquel s’élève une palissade de bois de plus de deux mètres de haut. Une dizaine de portes solides et de ponts de bois permettent de franchir la palissade et le fossé. Pendant toute la journée, les Troyens ont été si occupés à essayer de comprendre comment Ulysse et Diomède avaient pu voler le Palladion et les chevaux de Rhésus qu’ils n’ont pas songé à empêcher les Grecs de mener à bien leurs travaux.